Le Père Peinard

La renommée de ce fameux périodique va au-delà des milieux anarchistes. Il la doit à son style très coloré, et fort violent, utilisant un argot parisien plein de verve, dont il constitue un précieux conservatoire. Il faut cependant distinguer entre le vrai langage populaire de ces années et les créations de son rédacteur quasi unique, Emile Pouget – un des fondateurs de la CGT. Sa (re)lecture, ici proposée en chronologie, illustre ainsi l’évolution de l’anarchisme français vers le syndicalisme, à travers des événements comme le boulangisme, le scandale de Panama, les attentats à la dynamite et l’affaire Dreyfus. Avec ses nombreux échos d’entreprises, Le Père Peinard constitue aussi un témoignage de première main sur la condition des ouvriers de l’époque, ainsi que sur leurs luttes contre les « capitalos » et les « vautours », les « endormeurs » et les « ratichons », les « sergots » et les « galonnards », sans oublier les « bouffe-galette » du « Palais-Bourbeux ». Mais là aussi il faut faire la part des exagérations de Pouget quant à la combativité de la classe ouvrière et à l’ampleur de ses combats.

Réimpression de l’édition de 2006 (avec des illustrations et des fac-similés).

Nombre de pages: 408

Date de parution:

ISBN: 9782913112520

Prix : 17.80

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Présentation

Le Père Peinard laisse le lecteur du début du XXIe siècle stupéfait, non pas tant par la violence de ces pages, que par la tolérance relative dont fit preuve la classe dirigeante française en ces années. Victor Méric, fondateur et dirigeant de La Guerre Sociale, qui, jusqu’en 1911-12, n’était pas mal non plus, écrira en 1908 que « aujourd’hui, il est absolument impossible d’écrire, même dans un style correct, la moitié de ce qu’écrivait Pouget (…). Il faut feuilleter la collection dans son ensemble pour se rendre compte du courage et de la hardiesse de son rédacteur ».

Le journal (hebdomadaire ou bimensuel selon les moments) d’Emile Pouget, futur dirigeant de la CGT, couvre la période 1889-1900 qui fut marquée par l’intégration du mouvement ouvrier dans l’ensemble national français, quoique le processus ne s’achèvera réellement qu’en 1914 avec la guerre. Cette intégration s’est faite parallèlement à la défaite définitive de la droite cléricale, lors de l’affaire Dreyfus, au profit de la république dite radicale. Mais, en 1889, lorsque Pouget lance son hebdomadaire, le régime républicain ne se sentait pas les coudées assez franches pour mettre au pas ses franges extrémistes. Les politiciens « opportunistes », ainsi qu’ils se dénommaient eux-mêmes, qui avaient pris le pouvoir quelques années après la Commune, étaient empêtrés dans les scandales financiers. Traités de voleurs par les boulangistes et d’assassins par les anarchistes, de traîtres par les monarchistes, ils se trouvaient dans l’impossibilité de s’attaquer franchement aux deux extrêmes, qu’ils manquassent de détermination morale, ou qu’ils ne voulussent pas se priver d’un allié potentiel ou d’un ennemi providentiel. L’extrême-droite pouvait toujours servir contre un éventuel soulèvement ouvrier, et l’extrême-gauche contre des tentatives factieuses des nationalistes. Pouget lui-même, avec d’autres anarchistes, participera ainsi avec des radicaux à la protection de manifestations dreyfusiennes contre les ligues d’extrême-droite.

La République est donc apparemment fragile. Les présidents du conseil (Charles Dupuy, Louis Freycinet, Alexandre Ribot, Jules Méline…) se suivent à une cadence accélérée ; ils vont, partent et reviennent. La présidence de la république n’est pas toujours une sinécure : Sadi-Carnot est assassiné par l’anarchiste d’origine italienne Jeronimo Caserio. Son successeur, Jean Casimir-Périer, démissionne un an plus tard, en 1895, et le nouvel élu, Félix Faure, est lâché par son cœur lors d’un entretien avec une prostituée qu’il avait fait venir en son palais de l’Elysée. Son successeur, Emile Loubet, élu, en juin 1899, peu avant la déconfiture des antidreyfusiens, ne connut, lui, d’autre désagrément qu’un haut-de-forme cabossé par la canne d’un nobliau qui l’accusait d’être « l’élu des Juifs » – ce qui était très exagéré. Mais, au plan économique, la France est prospère. Le franc Germinal est toujours en vigueur, l’inflation est modérée et l’épargne assidue, placée dans les chemins de fer russes, notamment. Elle accueille par deux fois l’Exposition univverselle (en 1889 et en 1900). Elle se taille par ailleurs ,au moyenn de divers massacres, un empire colonial qui concurrence celui de l’Angleterre.

Par ailleurs, le pays refait une partie de son retard, en matière d’industrialisation sur ses rivaux anglais et allemand. La part de la métallurgie augmente, tandis que celle du textile baisse, les mines et le bâtiment restant stables. Ce retard s’exprime par un grand nombre de petites entreprises, et il en est de même dans les campagnes. Comme dans les autres pays latins, le secteur agraire reste fort, mais à la différence de l’Espagne et de l’Italie où prédominent les grandes propriétés, la petite paysannerie française est très importante.

Un autre point commun avec ces pays est l’existence d’anarchistes combatifs qui avaient conduit dans les années 1880 un mouvement de type luddiste, plus particulièrement dans le bassin du Creusot et dans la région de Lyon, avec attentats, incendies et autres actions violentes. Les grèves sont dures, provoquées par un patronat arrogant et des ouvriers encore proches de la paysannerie et non encore domestiqués par l’usine.

Au tournant des années 1890, c’est l’époque de la « propagande par le fait ». Les anarchistes français, comme d’autres en Europe, suivent l’exemple des socialistes-révolutionnaires russes qui s’attaquent aux dignitaires tsaristes. Mais la classe ouvrière dans son ensemble ne suit pas. La campagne terroriste culminera avec l’engin explosif lancé par Auguste Vaillant, en 1894 lors d’une séance au Palais-Bourbon (« l’Aquarium ») qui ne fit que quelques blessés, mais déchaîna la répression contre les anarchistes, dont la plupart vont se retrouver en prison et au bagne. Heureusement, beaucoup d’entre eux seront acquittés en août 1894, lors du mémorable « Procès des Trente » ; et une amnistie suivra en 1896. Pouget, qui avait préféré fuir en Angleterre, pourra bientôt faire reparaître son Peinard. Avant cela, on l’avait autorisé à revenir et à publier un périodique de même ton, mais sous un autre titre : La Sociale.

* *

Emile Pouget (1860-1931) était issu d’une famille petite-bourgeoise aveyronnaise et républicaine. A 16 ans, l’Emile monte à Paris et trouve son premier emploi dans un magasin de nouveautés. Quelque temps plus tard, il fonde le Syndicat des employés parisiens. Le 9 mars 1883, il est avec Louise Michel l’un des meneurs de la manifestation de chômeurs qui pille quelques boulangeries dans les parages du boulevard Saint-Germain. Il fera trois ans de prison pour cela. Militant, anarchiste, syndicaliste, Pouget a également la fibre journalistique. Il lance un premier journal, le Ça ira ! mais cette première expérience ne durera que quelques mois.

Le Père Peinard n’était pas le seul journal anarchiste. Il y avait Le Révolté créé par Kropotkine en 1879, qui devint La Révolte à Paris en 1887 sous la direction de Jean Grave. Ce sont les plus connus, mais il y en eut beaucoup d’autres. Cependant, Le Père Peinard se distingue des autres, et par les artistes que Pouget associa dès les débuts à son journal, et surtout par l’expressivité de son style, très particulier, qu’il avait emprunté (en y ajoutant un emploi systématique de l’argot parisien) au Père Duchesne de l’ultra-montagnard Jacques Hébert et de son successeur homonyme de 1871, dirigé par Jules Vermersch. Le journaliste Félix Dubois, dans son ouvrage le Péril anarchiste, paru en ces années, comparait ainsi plaisamment les styles respectifs de Grave et de Pouget : « Grave, l’ex-cordonnier, a toujours la phrase policée ; au contraire, Pouget, qui a reçu de l’instruction, a un penchant irrésistible pour l’argot des “coteries”, pour la langue de l’atelier, pour le bagout frondeur de l’ouvrier parisien. L’ancien commis de magasin s’encanaille à plaisir, littérairement parlant ; l’ex-pousseur d’alène, lui, dogmatise gravement et cisèle ses périodes avec autant de sévérité que les frais émoulus de l’Ecole normale supérieure. Chacun d’eux donne un démenti à son origine sociale, au milieu qu’il avait embrassé, ou au métier qu’il exerçait. Le premier écrit, anathématise, pontifie ; le second torche son article, bonimente, gueule. » Car, il faut le préciser, « le vieux gniaff » ce n’était pas Pouget (29 ans en 1889 !), comme il prétendait l’être dans son journal, mais Grave (né en 1854) – quoiqu’encore jeune, même pour l’époque.

Mais l’imitation, qui n’était pas servile, suppose quand même du talent, et incontestablement l’homme en avait. Il savait trousser un article, sans avoir jamais suivi de cours, et n’était jamais embarrassé pour dresser une « attaque » ou faire une « relance ». Un vrai journaliste, quoi… Il faut dire que la matière des sujets qu’il traitait était assez explosive – dans tous les sens du terme – pour se passer d’artifices. Pouget composait souvent ses flanches en multipliant les alinéas, ponctués par de seules virgules ou points-virgules (mais ouverts par des majuscules), comme un lai moyenâgeux. Mais le procédé s’est révélé efficace, on va le voir. Les ventes étaient assez bonnes, atteignant les 6000 exemplaires aux plus hauts moment, voire 15 000, selon d’autres sources. De nombreux groupes libertaires de province l’utilisaient comme un organisateur collectif. En témoignent les « babillardes » dont il faut souligner qu’elles étaient toutes mises aux normes, au minimum langagières, de la maison Pouget.

Le bandeau de première page est dû au crayon de Maximilien Luce, ainsi que la plupart des dessins publiés à partir de mai 1890. D’autres artistes collaborèrent aussi, le plus souvent anonymement. Ainsi, les fils de Camille Pissarro, Lucien et Manzana, et pas mal d’autres. Grave, libéré de prison en 1895, reprendra l’idée pour son nouveau titre Les Temps nouveaux, attirant lui aussi des peintres, dont Camille Pissarro lui-même, Signac… puis, plus tard, Aristide Delannoy.

Le Peinard est un bon conservatoire de l’argot parisien de la fin du xixe siècle, quoiqu’il faudrait pouvoir toujours distinguer entre les mots d’argot attestés et les créations pougettiennes (comme espatrouillant et sa variante épastrouillant). C’est aussi un vrai journal populaire qui renseigne précisément sur la vie ouvrière et paysanne, avec ses échos d’entreprises regroupés dans les rubriques « Les grèves » ou « Bagnes parisiens ». Pouget traite de tous les sujets : la science, les arts, le colonialisme, la misère des plus pauvres, la question du logement, etc. Il se révèle aussi féministe que l’époque l’autorisait, défendant les prostituées et les « filles-mères ». La lecture du journal permet aussi une bonne représentation des réalités du militantisme anarchiste, une fois cependant qu’on a fait la part des vantardises du rédacteur quasi unique du périodique et des flatteries qu’il dispensait fréquemment à sa clientèle. La conscience politique que Pouget prête aux proléraires est probablement exagérée, tout comme l’ampleur de leurs luttes.

Reste que c’est sans doute le seul journal de la période que l’on puisse lire avec plaisir et où l’on puisse entrer immédiatement de plain pied, sans rien connaître du contexte des articles et même si l’on ne dispose pas d’un dictionnaire d’argot fin-de-siècle. Bien sûr, il y a un effet de saturation, au bout d’un moment, à lire ces articles commençant quasi invariablement (moins vers la fin, cependant) par « Foutre ! » ou « Nom de dieu ! »

Sur le plan politique, Le Père Peinard illustre assez bien l’itinéraire de ces militants anarchistes, partis d’une apologie nuancée des attentats contre les puissants et les riches (même s’ils provoquaient des dégâts collatéraux) pour se rallier finalement au syndicalisme, réformiste par nature, dans la première décennie du xxe siècle.

Dans le cas de Pouget, il est vrai qu’il fut syndicaliste très tôt et qu’il s’attacha toujours à exercer sa propagande vers les ouvriers. Il les engueulait souvent, mais les comprenait toujours. Cela le conduisit à surestimer certaines décisions de la jeune CGT, fondée en 1895, ainsi la résolution sur le sabotage, adoptée au congrès de Toulouse de 1897 mais qui n’eut aucune suite. Lorsque le Peinard s’arrête, en 1900, Pouget est devenu secrétaire-adjoint de la CGT et rédacteur en chef de son hebdo La Voix du peuple, dont l’austère rédaction tranchait avec la gouaille du précédent titre, à quelques desssins de presse près. A la lecture du Peinard, cette évolution n’est pas évidente au premier coup d’œil. Depuis sa jeunesse, Pouget croit en l’efficacité d’un syndicalisme à la fois organisation minimale de la résistance ouvrière dans le régime capitaliste et préfiguration de la société socialiste, organisée selon la vision proudhonienne d’une fédération des syndicats de producteurs. Les anarchistes rejettent le cadre parlementaire, vu l’exemple des « bouffe-galette socialos » qui ont été happés et corrompus par lui. C’est la classe elle-même, représentée par ses organisations de défense, qui constitue le vrai « Parti du travail » – selon le titre d’une de ses brochures parue en 1906. Et, en 1900, Pouget croit dur comme fer que la révolution est possible, pourvu qu’il se trouve assez de gas d’attaque pour mener la lutte contre les richards, les capitalos, les sergots, les vautours, les endormeurs et les ratichons. En 1908, Pouget est incarcéré après les émeutes de Villeneuve-Saint-Georges, réprimées durement par l’ancien « chéquard » du scandale de Panama, Clemenceau. L’année suivante, il lance avec d’autres un quotidien, La Révolution, qui n’eut que 53 numéros. Il ne s’en remit jamais et abandonna peu à peu ses autres activités, si ce n’est un feuilleton patriotique qu’il donnera à L’Humanité pendant la guerre. Un dernier mot avant de terminer sur l’antijudaïsme apparent de Pouget. On s’offusquera probablement de son emploi répété des mots youtre et youpin, déformations respectives de l’allemand jude et de l’arabe youdi. Aujourd’hui, ces mots sont gravement péjoratifs, et sans doute ne l’étaient-ils pas moins dans les années 1890. Mais on remarquera aussi qu’il utilise le même registre – conventionnellement argotique quel que soit le sujet – à propos des Africains qu’il défend (les moricaux), des Maghrébins qu’il admire parfois (les arbis), et de même pour les belgicos, les alboches, les angliches, et sans oublier les auverpins. Il faut prendre garde à l’anachronisme, quels que soient les incontestables préjugés franchouillards de l’auteur, et ne pas oublier que la péjoration ne réside pas tant dans le mot que dans la réalité qu’il exprime. C’est-à-dire ici l’appréciation que porte (ou qu’a longtemps portée) une communauté sur une autre et la place qu’elle lui attribue dans sa hiérarchie des peuples. Aujourd’hui, c’est ce souvenir culpabilisant d’un antisémitisme séculaire qui fait qu’un militant de gauche, s’il se refusera justement à parler de youpins, hésitera moins à user du terme d’amerloques, et n’aura aucun scrupule à employer ritals, devenu presque affectueux. Il reste néanmoins que l’affaire Dreyfus aménera Pouget à préciser sa position sur le sujet, incontestablement floue et ambiguë jusque-là. Comme d’autres anarchistes, et des socialistes aussi, tels Jules Guesde, Pouget refusa au début d’intervenir dans une affaire interne à la bourgeoisie, d’autant plus que Dreyfus était un militaire, fils d’un industriel de Mulhouse, et ne s’était jamais fait remarquer par son souci de la justice sociale. Et aussi parce que de nombreux anarchistes et ouvriers croupissaient en prison, sans qu’on s’en émeuve beaucoup. Il faudra que les « bouffe-youpins » des ligues (Paul Déroulède, Jules Guérin, Morès…) s’agitent un peu trop vivement en marge de l’affaire pour que cet amoureux de l’action directe (c’est-à-dire ici violente) qu’était Pouget cède à ses amis et s’implique en faveur de Dreyfus – au moins pour ne pas laisser la rue à l’extrême-droite.

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Nous présentons une sélection agencée de manière chronologique, qui donnera au lecteur une vue globale de l’évolution politique périodique au fil des années 1. Tout en nous efforçant de respecter au maximum la ponctuation pougettienne, marquée par une abondance de tirets, nous avons cru bon de la modifier lorsqu’elle était manifestement inadéquate ou contredite par l’usage contemporain. De même, avons-nous corrigé les fautes de composition – Pouget ne disposant pas toujours d’un correcteur, semble-t-il. Lorsqu’une orthographe s’est imposée avec le temps au détriment d’une autre, nous avons aligné toutes les occurrences du mot sur la première (flics et non plus fliks, quoiqu’on trouve les deux dans le Peinard ; sabotage et non plus sabottage). Quand l’usage n’a pas permis de départager deux orthographes (dégoter et dégotter), nous avons conservé celle choisie par Pouget.

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1. Nous signalons la sélection des articles les plus radicaux qu’avait faite Roger Langlais (Le Père peinard, Galilée, Paris, 1976). Nous en reprenons un bon nombre. On se reportera aussi à la réédition de l’Almanach du Père Peinard, de 1894 à 1899. Papyrus, Paris, 1984. Ces deux éditions sont épuisées. Voir aussi, plus récemment, L’Art social à la Belle époque. Adiamos-89, Auxerre, 2005.